Imaginons une colonie de singes, évoluant dans la canopée. Ils sont bruyants, se déplacent rapidement et gracieusement, avec beaucoup d’agilité. Ils se chamaillent ardemment, se réconcilient, jouent. Ils cherchent activement leur nourriture en bondissant de branche en branche.
Les arbres qu’ils habitent poussent au bord d’une rivière habitée par un grand crocodile.
Le crocodile mugit parfois. C’est un court mugissement sourd et puissant. Il couvre l’espace de quelques secondes le vacarme des singes, et les contraint à cesser leur activité. Les singes n’apprécient pas le mugissement du crocodile, hors de leur contrôle. Ils sont impuissants.
Ils ne peuvent pas non plus se débarrasser du crocodile: il est hors de portée, et bien trop fort pour eux. Les singes savent que le crocodile existe, qu’il vit, bien caché dans les eaux opaques et les plantes du bord de la rivière.
Une fois le mugissement terminé, le concert des singes reprend.

La troupe des singes représente mon esprit, mon activité cérébrale. Aérienne, valorisante: des capacités intellectuelles, de la vivacité. Du foisonnement, de la créativité. Elle est rassurante: je comprends le monde de manière rationnelle, tout est concret, je suis Descartes et Saint Thomas d’Aquin.
Le crocodile et son mugissement sont le monde des émotions. Puissant et incontrôlable, ce monde me dérange et j’ai autrefois caressé l’illusoire espoir de m’en débarrasser. Mais il existe, indéniablement, il est. Je l’accepte, maintenant.

Quand je médite, je vis frontalement ce conflit entre cette part de moi qui n’aspire qu’à incarner l’être éthéré et brillant, intellectuel, cérébral, qu’est le « moi-je.com », et mon moi obscur, puissant et profond. Mon moi des émotions, ce moi qui fonctionne de manière autonome, en dehors de tout processus réflexif ou analytique.
Quand je médite, je mets du temps et de l’énergie à ne plus ni écouter, ni entendre le vacarme des singes, l’incessant jacassement de l’esprit.
La pensée est une parole sans le son. Faire taire la pensée pour être en contact avec le moi des émotions m’est un effort considérable. Ne pas (trop) parler m’est un effort constant.

Je n’arrive pas toujours à faire taire les singes. Mais j’y arrive parfois. Que faire quand je n’y arrive pas ?

Philippe Ducommun-dit-Boudry, directeur d’école et coach